En Guinée, la bauxite ruisselle à sens unique

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Alors que le sous-sol du pays d’Afrique de l’Ouest regorge d’«or rouge», les retombées en termes d’emplois ne sont pas celles qui étaient escomptées pour une population entre colère et résignation.

Ils sont venus du monde entier. Australiens, Britanniques, Chinois, Emiratis, Français, Indiens, Russes… Tous là, dans la région de Boké, au nord-ouest de Conakry. A travers les collines verdoyantes, ils prospectent, sondent, construisent des ponts, des ports, des routes ou de gigantesques bases de vie. Ce qui les appâte ? La bauxite, un minerai utilisé pour fabriquer l’aluminium. La Guinée en possède les plus grandes réserves mondiales, et elles se concentrent dans cette région, devenue en moins de cinq ans un eldorado.

«Il y a une belle évolution du climat des affaires depuis l’arrivée au pouvoir d’Alpha Condé [en 2010, ndlr]», argue Thibault Launay, directeur général adjoint d’Alliance minière responsable (AMR). Soutenue financièrement par l’ex-patronne d’Areva Anne Lauvergeon et le fondateur de Free, Xavier Niel, chaperonnée par Arnaud Montebourg, cette jeune pousse française va démarrer l’exploitation de sa mine à la fin du mois. «On a eu de la chance d’être là avant les gros», reconnaît le président d’AMR, Romain Girbal. Les «gros» ? Les géants mondiaux de l’aluminium : China Hongqiao Group, Rusal ou Emirates Global Aluminium. En partie grâce à eux, les investissements dans la bauxite guinéenne ont atteint 2 milliards de dollars (1,7 milliard d’euros) en avril. De quoi stimuler l’économie, terrassée en 2014 par une épidémie sanitaire sans précédent (Ebola) et par la chute des cours des matières premières.

Certes, l’Etat a mené des réformes pour rendre le secteur plus attractif : révision du code minier en 2011, mise en ligne du cadastre minier, création d’un guichet unique pour la délivrance de permis… Mais c’est surtout l’appétit chinois pour cet or rouge qui les motive. Depuis que l’Indonésie, en 2014, puis la Malaisie, en 2016, ont interrompu leurs exportations de bauxite vers la Chine, premier producteur et consommateur d’aluminium de la planète, la Guinée est devenue l’un de ses principaux fournisseurs. Un développement fulgurant. La Société minière de Boké (SMB), un consortium guinéo-sino-singapourien créé en 2014, devrait exporter cette année au moins 30 millions de tonnes de bauxite en Chine. «On est bien parti pour devenir le numéro un mondial», savoure son directeur général, Frédéric Bouzigues.

Ce boom d’activité a suscité beaucoup d’espoir. Trop, peut-être. Planté entre mangrove et forêt, à 300 kilomètres au nord-est de Conakry, Katougouma est un village d’agriculteurs et de pêcheurs de 5 000 habitants. Avant, ses plaines s’étiraient jusqu’au fleuve Rio Nunez et faisaient le bonheur des riziculteurs. «On ravitaillait les marchés voisins en riz, mais aussi en fonio, en manioc et en légumes», abonde le chef de district, Lamine Camara. Aujourd’hui, ce sont les grues métalliques qui se détachent de l’horizon. En 2015, la SMB a bâti sur ces terres un port fluvial où transitent chaque jour des milliers de tonnes de minerai. Katougouma est devenu un maillon du commerce mondial, entre les mines à ciel ouvert d’où partent jour et nuit des camions-bennes chargés de bauxite, et Yantaï, en Chine, où elle est expédiée.

Pâturage

«Cette activité a quelques effets positifs», souligne de sa voix posée Lamine Camara. Comme le don par la SMB d’un centre de formation ou du dispensaire de santé, immanquable à l’entrée du village. Mais sur les indemnisations de la société en contrepartie de la perte de champs et de zones de pâturage, l’homme se montre plus réservé. La gestion de la dernière indemnisation de 136 millions de francs guinéens (12 891 euros, sur les 541 590 euros versés depuis 2015, selon la SMB), a semé la discorde. Mais la déconvenue est ailleurs : «Le problème, c’est l’emploi des jeunes. Il n’est pas garanti autant qu’on l’avait imaginé.» De l’emploi et de meilleures conditions de vie : c’est tout ce qu’attendaient les habitants de la préfecture de Boké, qui vivent pour la plupart sous le seuil de pauvreté. Sauf que cet afflux de sociétés minières a d’abord drainé une main-d’œuvre massive, venue de régions et de pays voisins. Les villes ont gonflé. Kamsar, cité portuaire à 30 kilomètres à l’ouest de Katougouma, est surpeuplée avec ses 500 000 habitants. Sangaredi, à 90 kilomètres au nord-est, en compte plus de 150 000, et Boké, à 20 kilomètres, 100 000. «La population a doublé en moins de dix ans,affirme Sory Sow, enseignant chercheur au Centre d’études et de recherche en environnement de l’université de Conakry. Les villes n’ont plus les capacités de fournir des services, des logements, le coût de la vie augmente. De plus en plus de gens sont démunis».

Au mieux, 20 000 emplois directs pourraient être créés par les sociétés qui exploitent la bauxite, glisse-t-on dans les couloirs du ministère des Mines et de la Géologie. Une probabilité déconnectée de la demande, vertigineuse. A Boké, où «70 % des jeunes ne travaillent pas», selon Ousmane Cherif Diallo, président de l’Association des jeunes diplômés sans emploi, il se dit que la mine ne profite qu’à des «étrangers», ou à des «parachutés». «Les recrutements, c’est par connaissance, ou il faut avoir les moyens», assure, entre dépit et colère, Kanko, diplômé en économie de 27 ans. Lui vivote de petits boulots. «Tout le monde pensait avoir du travail, mais finalement les miniers emmènent une partie de leur main-d’œuvre, et les jeunes de la région n’ont pas toujours l’expertise requise, même pour des emplois peu qualifiés. Donc ça crée beaucoup de frustrations», observe Abdoulaye Keïta, «géologue maison» de la radio privée Espace FM.

Nichée au cœur des routes de la bauxite, Boké cristallise les tensions. Après les manifestations monstres d’avril déclenchées par la mort d’un taxi-moto percuté par un camion transportant de la bauxite, ce sont des émeutes qui l’ont embrasée mi-septembre. Bilan : deux morts et des dizaines de blessés dans des heurts entre protestataires et forces de l’ordre. Partie d’une coupure de courant, la colère a débordé, ravageuse. Tout manque, ici. L’électricité – distribuée quand tout va bien entre 19 heures et 1 heure du matin -, l’eau, l’emploi, les infrastructures. «Regardez cette route, elle date de Sékou Touré [président de la Guinée de 1958 à 1984, ndlr]  s’écrie Bouya, électricien au chômage de 44 ans, en désignant l’artère centrale abîmée par les crevasses et les nids de poule. «L’Etat nous a abandonnés», maugrée-t-il.

«Nous devons accélérer le pas», admet Abdoulaye Magassouba, le ministre des Mines et de la Géologie. L’objectif de faire de ce secteur «le catalyseur du développement de l’agriculture» n’est par exemple pas d’actualité à Boké. Au contraire. La hausse de l’extraction de bauxite a un impact sur l’environnement et fragilise les paysans. Les espaces cultivables se réduisent. A 70 kilomètres de Boké, le village d’Hamdallaye est dévoré par la mine. Il se situe dans la zone d’exploitation de la CBG (Compagnie des bauxites de Guinée, société historique détenue en partie par l’Etat), qui est en train d’intensifier ses activités. Des hectares de manguiers, d’avocatiers et d’arbres à noix de cajou ont été déjà été rasés. Or, ces destructions n’ont pas toutes fait l’objet de compensations financières. Inscrit dans le code minier, ce procédé est encore peu régulé et opaque. «Pour certains champs, on n’a rien reçu», s’indigne le chef du village, Mohamadou Bah, frêle silhouette flottant dans un bazin jaune étincelant. En 2016, la situation s’est bien «améliorée». «Mais ce qu’ils donnent, ça permet de tenir seulement quelques mois», déplore Mamadou Billo Bah, étudiant de 23 ans. Pour combler ce manque à gagner, il est devenu taxi-moto.

A Katougouma, ce sont les poissons qui ont fui leur zone de reproduction avec le trafic du port fluvial. A Boundouwadé, autre village cerné par les opérations de la CBG, des fissures lézardent les murs des maisons et l’eau de la rivière est devenue rouge. Elle n’est plus potable. Combien y a-t-il eu de dynamitages dans la zone ? «Oh… On ne les compte plus !»balaie le doyen Yéro Bhoye Diallo, levant les yeux au ciel.

Plusieurs cours d’eau sont aujourd’hui pollués. La faute, notamment, à cette poussière rouge créée par les opérations minières ou par les va-et-vient des camions-bennes sur les pistes de latérite. Elle est partout, exaspérante. Sur les sites de Katougouma et de Djoumaya de la SMB, la concentration de particules fines PM10 (d’un diamètre inférieur à 10 micromètres) est entre 5 et 8 fois plus élevée que la normale, selon le rapport d’avril 2017 du Bureau guinéen d’études et d’évaluation environnementale (BGEEE). «Ces dépôts de particules chargées en silice et en métaux lourds augmentent les risques de maladies respiratoires et diminuent la fructification des plantes», explique le directeur du laboratoire du BGEEE, Aboubacar Kaba.

Pépites

C’est avec la SMB qu’Alliance minière responsable a signé en juin un accord d’amodiation. Elle confie ainsi aux «Chinois», comme on dit à Boké, l’exploitation de sa concession. Reste à la junior française à jouer la carte «responsable». Ce «R» d’AMR, soufflé par l’ancien ministre de l’Economie et du Redressement productif Arnaud Montebourg. «La seule personne qui nous ait aidés sans jamais rien demander», note Thibault Launay. Quand cet adepte du patriotisme économique a ouvert en 2015 son carnet d’adresse à la jeune pousse en mal d’investisseurs, il avait toutefois fixé des conditions : «Etablir le siège social d’AMR en France, payer des impôts en France et réfléchir à une stratégie de transformation de la bauxite pour le bénéfice de la filière aluminium française en difficulté», rappelle-t-il. Las, c’est finalement à la Chine que se destinent les pépites de bauxite d’AMR.

Source : Libération

 

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